L’album dont il est aujourd’hui question m’a été révélé il y a plusieurs années de cela, à la lecture d’une interview du groupe The Orwells, alors éminent représentant de la scène garage de Chicago. Il m’est vite apparu que les Replacements appartenaient au club très fermé des groupes obscurs ayant influencé la terre entière,un trésor punk-rock et objet de culte idéal pour un adolescent puriste et en quête de distinction. Si les Orwells ont depuis été contraints à une retraite prématurée, ma passion pour le groupe et leur troisième album, Let It Be, est demeurée intacte, et il est temps pour nous, à l’échelle d’un article qui ne parviendra peut-être jamais à briser le plafond de la douzaine de vue, de rendre hommage à un album majeur des années 80, ayant réussi l’exploit d’obtenir sur le site Pitchfork une note si haute qu’elle ne contient pour une fois aucune décimale.
The Replacements naît de la rencontre des frères Bob et Tommy Stinson, respectivement bassiste et guitariste, et du batteur Chris Mars dans le Minneapolis dans la fin des années 80. Le trio, réuni sous l’alias Dogbreath, est rapidement rejoint par le guitariste-chanteur Paul Westerberg, rencontré alors que le groupe s’échinait sur des reprises d’Aerosmith, Ted Nugent, et Yes, s’affirmant au fil des répétitions comme principal compositeur de la bande.
Le groupe, fraîchement signé sur le label local Twin/ Tone Records sous le nom définitif The Replacements, s’illustre à ses débuts dans le plus pur punk hardcore avec Sorry Ma, Forgot to Take Out the Trash, premier album sorti en 1981, suivi de l’E.P. Stink, paru l’année suivante. Fort de ces expériences, se multiplient les concerts autour des États-Unis, entretenant au passage une réputation sulfureuse, à grand renfort de prestations chaotiques, oscillant entre le génial et le grotesque selon les soirées et le taux d’alcoolémie. Hootenanny, deuxième effort du groupe paru en 1983, dresse des premiers contours de mélodies pop, et nous amène donc à Let It Be (« Ainsi soit-il ») paru à l’automne 1984.
Véritable sommet, l’album voit le groupe s’extraire définitivement de l’orthodoxie de la scène hardcore de Minneapolis, quitte à flirter dangereusement avec le rock à papa (une émancipation réalisée au même moment par leurs concitoyens d’Husker Dü, dans le registre nettement plus expérimental du double album Zen Arcade), et consacre Westerberg, alors âgé d’à peine 24 ans, en songwriter power-pop sensible, et en l’un des hurleurs les plus magnifiques de l’histoire du rock’n’roll, à faire passer Kurt Cobain pour Sufjan Stevens.
En ouverture, le single « I Will Dare » donne le ton, celui d’une parfaite synthèse entre violence punk et mélodie pop, enrichie par la mandoline du R.E.M Peter Buck. En moins de trente-cinq minutes, le groupe dynamite punk, pop et rock’n’roll, dépoussière Kiss le temps d’une reprise (« Black Diamond »), chronique avec classe une chirurgie des amygdales (« Tommy Gets His Tonsils Out »), ou s’illustre dans l’éducation sexuelle (« Gary’s Got A Boner », conseils tout en finesse pour la première fois de ce jeune homme semble t-il des plus vigoureux).
Cette légèreté de façade laisse pourtant transparaître des questionnements plus profonds, sur le genre et la parenté (« Androgynous »), l’identité sexuelle et le malaise adolescent dans la ballade « Sixteen Blue », ou l’intégrité artistique dans le déglingué « Seen Your Video », adressé au « rock’n’roll poseur » des idoles de l’ère MTV. A mi-parcours, Westerbeg délivre avec « Unsatisifed » un véritable cri du cœur, apte à faire frissonner les plus endurcis, quand le final « Answering Machine » demeure la chanson la plus poignante jamais écrite au sujet d’un répondeur téléphonique.
A la suite de ce qui constitue alors un véritable échec commercial, le groupe, soucieux de s’ouvrir à une plus large audience, s’enfonce au fil des sorties dans une production bodybuildée typiquement 80s’, s’aliénant ses fans de la première heure pour répondre aux attentes d’un marché n’ayant jamais vraiment répondu à l’appel, quand Westerberg semble pourtant au sommet de son art. Rongé par des tensions latentes, le manque de succès et une fâcheuse tendance à l’autodestruction, la rupture est définitivement consommée en 1990 avec l’album All Shook Down, réalisé avec Westerberg comme unique maître à bord, point d’orgue du parcours d’un groupe fort dans le son, sensible dans le cœur.
Amen.