Dasein, le nouvel EP des Strasbourgeois de Sinaïve, tout juste sorti ce 23 octobre, a conquis nos petits coeurs de Français obsédés par le passé, autant par sa convocation du fameux concept de ce bougre de Heidegger, que par l’hybridation musicale qu’il propose.
Le groupe formé en 2013 à Strasbourg par Calvin Keller et rejoint par la suite par Alaoui O. (vibrations), Alicia Lovich (percussions, farfisa & voix) et Raphaëlle Albane (tambourin & voix) propose une musique hyper noisy rappelant à la fois Burzum, My Bloody Valentine et Merzbow, le tout en français dans le texte. L’antidote idéal à un quotidien bien trop calme.
A travers une discographie qui compte déja trois EP et deux singles, Sinaïve enchaine les références à la littérature et à la philosophie. Afin de mieux comprendre le propos des Strasbourgeois, on est allé poser quelques questions à Calvin Keller.

FEV : Salut, merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à nos questions ! Est-ce-que vous pouvez présenter Sinaïve et nous raconter comment vous vous êtes rencontrés ?

Calvin (guitare/chant): Nous sommes un groupe actif depuis 2017. J’ai rencontré Alaoui (basse) en 2013, un lien s’est créé à l’aide de références anglo-saxonnes communes (post-punk, Stax/Motown, les Smiths…) ainsi qu’un désir partagé d’en découdre avec la morosité ambiante. On souhaitait proposer quelque chose qui n’existait pas dans cette ville/région/pays.

Je connais Alicia (percussions/orgue/chant) depuis la même époque, elle fait des harmonies vocales depuis Tabula Rasa (2019) bien qu’elle n’ait rejoint le groupe que
cet été avec Raphaëlle (tambourin/chant) qui occupait déjà le poste de manageuse
depuis l’année dernière et qui a notamment dessiné la pochette et le livret de notre Révélation
Permanente Bootleg LP, sorti au début de cette année.


FEV : C’est comment de faire de la musique à Strasbourg ? Quelques groupes du coins à recommander ?

C : Faire de la musique à Strasbourg, c’est avant tout ronger son frein quant à une idée
de mouvement. À moins d’être au Conservatoire et/ou de faire de la musique festive
haha (rire jaune)…

Sinon pas grand chose à recommander à part Tristan & the Strange Words, les derniers lives de Zad Kokar et un gars qui se fait appeler Charles OS (le genre de trucs qu’on pouvait voir en concert au bar de la Mine). Hélas, ce n’est finalement pas grand chose à côté de l’immense majorité de groupes médiocres.

FEV : Votre nouvel EP s’appelle Dasein (comme le concept de Heidegger) Pouvez-vous nous parler de cette nouvelle sortie ?

C : C’est le troisième volet d’une trilogie d’EP avec Poptones (2018) et Tabula Rasa
(2019). Dasein est la sortie dont on est le plus fier, sans doute notre meilleur EP
jusque-là. C’est un condensé de choses douces, saturées, mélodiques et répétitives
qui forment un tout assez cohérent. Je pense qu’après ça nous n’avons plus le choix :
préparer le premier album tant attendu !

FEV : L’EP s’inscrit donc dans une trilogie, avec Poptones et Tabula Rasa. Pourquoi avoir choisi pour ce troisième opus le mot « Dasein », une référence existentialiste ? Qu’est-ce qui vous attire dans ce mot ?

C : Puisqu’on ne peut rien vous cacher, il fallait trois langues différentes, en dehors du français. Poptones, c’est le nom du studio où l’on a enregistré l’EP, on n’avait pas encore notre son à l’époque, donc c’est le son du studio qui représentait l’EP. Tabula Rasa, c’était une façon de dire « on recommence, on construit quelque chose », comme une seconde naissance, celle de la conscience.

Après la conscience de soi arrive l’existentialisme, le café noir, les Gauloises : Dasein ! Le concept du Dasein, en ayant un but clair (le sens de l’être) présente un cheminement de pensée avalé par l’obscurité, on est même proche du cercle vicieux. Ça fait partie de la pensée européenne qui suinte des murs des habitations d’ici.

FEV : On vous a présenté à nous comme un groupe shoegaze. Pourtant, en écoutant
“Paradoxe Français”, c’était la surprise : c’est un riff similaire à ceux de Filosofem de Burzum, non ?

C : Wow man, désolé, mais on ne s’est jamais déclaré « groupe shoegaze » bien qu’on soit un groupe au goût assez sûr niveau chaussures pour nous donner l’envie de les admirer !

Mais pour moi ces deux genres (shoegaze et black metal) sont les mêmes. Filosofem de Burzum (enregistré en 1993) tout comme Loveless de My Bloody Valentine (1991) sont des moments plus ou moins conscient dans l’histoire de la musique populaire où l’on se met à pousser vers l’extrême l’idée du Mur du Son en empilant des couches d’harmonies pures avec des guitares saturées très en avant dans le mix.

Le début des années 90, c’est l’avènement des genres musicaux indépendants des années 80 (la musique à guitares saturées, les musiques répétitives, la house, etc…) créant une alchimie noisy se rapprochant de fait de la musique « ambient ». Rajoutons en plus l’aspect androgyne (anti-masculiniste) représenté par les groupes anglais de l’époque et on frôle le parfait zeitgeist. Mentionnons également la sortie à cette époque de Live 77 des Rallizes Dénudés (édité en 1991) et surtout la discographie complète d’A.R. Kane… Beaucoup de choses semblaient possible à cette époque. Aussi bien dans la tête du
musicien que dans la musique elle-même. Les genres musicaux « rock » dans les
décennies suivantes ne pouvaient qu’être vouées aux étiquettes à rallonge, devenant des niches. Nous sommes anti-niches, juste noisy d’une manière totalement vaporeuse. Il ne reste plus rien de nouveau à faire dans le rock sinon repousser les limites des moyens de production… C’est un héritage très début 90 dans l’attitude et c’est ça qui nous intéresse, là est le coeur de notre sujet. Tout ça en français dans le texte !

FEV : Il y a de nombreuses références littéraires dans vos sorties (le morceau “Éternel Retour” , l’ep Dasein, le titre “Kafkaïen” sur l’ep Poptones, l’ep “Tabula Rasa”, etc.). Ca vient d’où ?

C : Invoquer Nietzsche, Heidegger ou Kafka, c’est à la fois rendre hommage aux
lectures qui nous ont marqué mais aussi invoquer des concepts sans les falsifier,
tout en se les ré-appropriant dans un geste rock. C’est d’autant plus intéressant pour
nous que cet aspect sensible se mêle à un son abrasif, on n’est pas Vincent Delerm
non plus…

Les références (littéraires ou sonores) n’ont pas besoin d’être comprises pour qu’on
apprécie notre musique, elles ne font que renforcer la réserve de sens, et la réserve
de sens c’est la vie (plus que le gras). Pour paraphraser Jean-Luc Godard, il n’y a rien à
comprendre, il faut juste écouter.

Le rock en France (en tout cas celui qu’on a écouté) est une affaire d’élégance et de
recul perpétuel face à celui pratiqué par les anglo-saxons, eux ont souvent été dans la dichotomie working class/art school. La France est pleine de complexes, les critiques des magazines rock n’aimeraient surtout pas que les groupes soient plus cultivés qu’eux… Alors oui, le rock en français est souvent lettré : quand il est sérieux il fait souvent peur à la critique (Diabologum, Kat Onoma, le Gainsbourg 70’s aujourd’hui adulé) quand il est second degré (Dutronc période Lanzmann, Bashung période Bergman) ça passera toujours plus. On devrait sans doute faire semblant de ne pas savoir lire, se conforter dans le
complexe français trop littéraire.

FEV : Quelles sont les idoles décédées dans le morceau “Celui Qui Est” ?

Toutes ! Il me fallait tuer mes idoles pour écrire mes premières chansons. Ce morceau fut
écrit à la mort d’Alan Vega, comme un blues afro-évangélique de célébration des morts.

FEV : On dirait que votre musique est autant un essai de théologie (« Révélation Permanente ») de psychologie (“Syndrome de Vichy”) qu’un traité de physique nucléaire (“Masse Critique”). Ça contraste avec le shoegaze, l’aspect parfois pop de votre musique ! Vous aimez ce contraste ? Briser les frontières entre culture pop et culture “d’élite”, c’est quelque chose qui compte pour vous, ou pas ?

C : Ça compte beaucoup, je suppose que cet esprit vient du Velvet Underground. Briser les frontières, créer des ponts, voire même l’esprit de convergence sont les choses qui comptent le plus pour nous artistiquement et intellectuellement.

FEV : On aime bien votre nom : Sinaïve. On est sans doute à côté de la plaque, mais il évoque tantôt l’idée de naïveté (être si-naïf), qu’au Mont Sinaï où, dans la Bible,
Moïse reçoit les tables des 10 commandements. D’où vient votre nom
?

C : Ces évocations sont pour le moins intéressantes (sourire)…Le nom m’est apparu dans une conversation avec un ami qui incarne cet esprit de naïveté que l’on défend, un esprit qui permet autant de créer des choses (et surtout d’y croire) que d’être submergé par une oeuvre d’art.

FEV : Pourquoi le choix de chanter en français ?

C : Ça ne devrait même pas être une question sérieuse. On devrait plutôt demander
devant un tribunal populaire aux groupes français d’aujourd’hui pourquoi ils chantent
encore en anglais. C’est ce genre d’attitude qui fait passer des groupes comme nous
pour des gens « venant du monde académique » (sic). Bizet adaptant Mérimée ou
Stereolab paraphrasant Guy Debord avaient pourtant montré la voie… (sourire)

FEV : Quelles sont vos influences ? On nous a parlé de Seconde Chambre, Dominic
Sonic, Manset, Spacemen 3, Suicide, Jesus and Mary Chain.

C : On possède à nous tous plus de 600 disques (sans compter CDs et fichiers numériques) donc la réponse serait forcément fastidieuse! Par contre je peux te dire ce qui ne nous influence pas : le rock progressif anglais, le jazz/rock, les années 2000 ou encore toute cette chienlit contemporaine de musique vintage-rétro des décennies précédentes.

FEV : Et pourquoi le rock prog, le jazz rock, et la musique vintage rétro ne vous influencent pas ?

C : Je parle de la musique qui prône la technicité avant l’émotion. Les années 70, c’est clairement la décennie du porno. Suffit de regarder un live d’Emerson, Lake & Palmer pour le comprendre. ELP, Yes, Genesis, c’est vraiment au-delà de mes facultés émotionnelles.

À la même époque, le krautrock a tellement montré des choses plus intéressantes, alors qu’il reste une musique assez progressive dans l’esprit, mais habité d’un psychédélisme « pastoral » pour citer la phrase d’Iggy sur Neu! Sinon le jazz/rock, t’as déjà réussi à écouter plus de 5 minutes de Weather Report ou Mahavishnu Orchestra? Incompréhensible, surtout après avoir poncé la période 69-74 de Miles Davis. Le vintage rétro, je pense à des choses comme Lemon Twigs (même si talentueux) qui m’évoque le même folklore que le camion de la CGT en manif.

FEV : Comment se passe le processus de composition ?

C : Je compose la plupart des morceaux et j’écris les textes. Ça doit fonctionner en
guitare acoustique/voix sinon ça n’existe pas, ensuite Alicia écrit une, voire plusieurs
harmonies vocales hautes et Alaoui ajoute ses vibrations basses.
Il me faut quelques heures pour composer une musique mais des semaines entières
pour terminer un texte, qu’il fasse 4 ou 26 lignes. Il n’y a rien de pire que des paroles
de merde (en français particulièrement), et aucun genre musical ne fera exception de
cela. À l’enregistrement c’est souvent du piste par piste à partir de la guitare
rythmique ou d’une boîte à rythme programmée.

FEV : Quel matériel utilisez-vous ? Vous semblez obsédé par le farfisa.

C : Une carte son, des bons micros et la maîtrise (mais pas trop) d’un logiciel, le reste
n’a que peu d’importance. Fender dans Vox, Rickenbacker dans Music Man, guitare
acoustique & tambourin, classic shit. On a deux farfisas, c’est pas si cher et ça sonne tout de suite bien, c’est assez magique !

FEV : Comment vous êtes-vous retrouvés sur Buddy Records ?

C : Ils nous ont découvert à travers un article de Section26, celui sur Tabula Rasa
(2019). Il voulait d’abord nous faire tourner mais ça n’a malheureusement pas pu se
faire. Ensuite Viktor der Panini Joe (personnage formidable) m’a contacté, on a bien
sympathisé, ils nous ont proposé une collaboration sur une sortie et voilà.

FEV : Dernière question, et pas des moindres : certains sont Charlie, d’accord, mais vous, êtes-vous fort et viril ?

C : Surtout pas. Mais le webzine est super !
(:

Propos recueillis par PEP & Manas