L’album s’ouvre sur un étrange fond d’orgues sombres. Deux guitares acoustiques, presque fausses semblent jouer sur le fil d’un rasoir invisible. Tout le premier opus de Have a Nice Life, duo originaire du Connecticut, est marqué du sceau de la noirceur et de la tension. Nous avons l’étrange sensation d’enfouir le monde dans une tombe et d’assister à la cérémonie macabre de notre décadence.
Deathconsciousness est une œuvre monumentale qui dure un peu moins d’une heure et demie. Comme son nom l’indique, il sera question d’un voyage intime et suffocant au cœur de nos angoisses les plus profondes et plus particulièrement, celle de la mort. L’album est d’ailleurs accompagné d’un livret qui évoque l’épisode de la peste noire qui a ravagé l’Europe du XIVe siècle. Tout cela semble évoquer un album à thèse, un album concept ; mais l’œuvre nous prend à contre-pied, délivrant une musique sombre et mystérieuse comme un arcane retrouvé dans un vieux grimoire, perdu au fond d’une vieille librairie glauque. Les pistes possèdent des noms énigmatiques voire surréalistes et il serait difficile d’y voir une narration continue.
Rêveries évocatrices
Là est, selon moi, le génie de cet album qui se déploie comme une fresque sur laquelle peut s’épanouir nos propres récits anxieux et nos propres interrogations. Bien sûr, toute musique est évocatrice, symbolique,à l’instar de la poésie, elle évoque les objets plus qu’elle ne les dévoile. Mais ce voile de mystère qui enveloppe les paroles comme celles de Bloodhail (la seconde piste) est favorable à une rêverie plus profonde que s’il eut agit de paroles se voulant édifiantes ou diégétiques. Que sont, enfin, ces « arrow heads » avec lesquelles le narrateur tue tout le monde et que psalmodie sans fin l’un des chanteurs ? Qu’est-ce que cet escalier de membres ? Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Si « Bloodhail » me paraît être la piste emblématique de l’album avec son imparable ligne de basse qui frôle la saturation, sa guitare torturée qui finit par striduler comme un violon et sa batterie industrielle, l’album nous offre d’autres pépites. Je pense par exemple au superbe « I don’t love » et « Earthmover » qui viennent clore l’album. Il y a encore peu, je trouvais que le reste de l’album se révélait quant à lui inégal et comportait à mon sens des longueurs. Je me disais que si toutes les pistes posent une ambiance elles pêchent parfois par un manque d’efficacité quand on les compare à d’autres titres plus percutant. « Telephony » traîne un peu la patte et je trouvais que la direction plus post-punk du dernier album profitais davantage au propos du groupe.
Avec du recul et plus d’un an d’écoutes assidues, j’ai appris à apprécier le voyage et ses nuances. Le mélange de sonorités industrielles, le jeu sur la saturation, l’enregistrement des voix volontairement sous-mixées et la couleur post-punk voire coldwave de l’ensemble m’enchante complètement. L’album enfin, ne serait pas le même sans les superbes accents mélancoliques de « Who would leave their son again« avec ces voix lointaines qui semblent devoir lutter avec l’oubli qui n’est qu’un prélude à une mort plus complète.
Traumatisme magnétique
Un art inspiré par le traumatisme de la peste n’est pas nouveau. Dés le quatorzième siècle, l’Europe a pu voir ses traditionnels gisants (des morts représentés comme endormis sur leur tombe) changé en transis pourrissants. Certains ont même commencé à se lever comme le fameux transi représentant René de Châlon, sculpté par Ligier Richier. Notre rapport à la mort influence l’art de manière profonde. Que restera-t-il quand nous ne seront plus là ? Qu’avons nous envie de laisser en héritage ? Y-a-t-il encore, une morale, un absolu, un arrière-monde dirait Nietzsche, qui donnerait un sens à notre vie sur terre ? Have a nice life présente une musique nouvelle et unique à travers laquelle le son devient un véritable matériau. Elle semble métaphoriser notre époque faite de saturation, de fracas industriels, de lointains échos radiophoniques et de questionnement cosmologiques sur notre place de l’univers. Cette dernière question est métaphorisé par la lenteur, la réverbération omniprésente et l’aspect circulaire et répétitif de certaines pistes qui m’évoquent la révolution des astres.
Œuvre romantique sombre par excellence, Deathconsciousness est un voyage à part entière, pouvant mettre quelque temps avant d’être assimilé. Évoquant les périphéries ténébreuses de notre monde aux lumières factices et aux reflets infinis, il ne correspond absolument pas aux directives d’une musique calibrée pour un streaming facile. C’est un bloc noir, d’une inquiétante étrangeté, néanmoins onirique et dans lequel on aime plonger pour méditer loin des havres humains. Il en demeure les lointains échos, les paroles fantomatiques et le ronronnement industriel des machines.