En URSS, dans les années 80, les « Beatles russes » Zoopark et Kino affrontent la censure soviétique et s’interrogent sur la manière de produire du rock dans un pays autoritaire, qui ne se résumerait pas à une pale copie sans âme des musiques de leurs idoles de l’ouest. Un film qui dévoile la face cachée underground de l’URSS, bouillonnante de créativité.
Incroyable pour un public contemporain. Au concert de Mike Naoumenko, tout le monde est assis. Les autorités interviennent dès que quelqu’un bouge trop sur son siège ou qu’une fille lève une pancarte pour montrer son admiration ambiguë pour les musiciens. Pourtant, avec son groupe Zoopark, il joue un blues-rock typé 60’s très puissant. Ce concert est à l’image de la vie de Mike : confortable. Il jouit déjà d’une bonne réputation et remplit bien son travail. Pourvu qu’il n’en fasse pas plus.
Paradoxalement, en URSS, c’est après les concerts que commence la vraie vie de rockeur. Dans le film, les lives les plus intenses ont bel et bien lieus dans des appartements (une pratique encore commune aujourd’hui en Russie) et autres lieux privés. D’ailleurs, c’est lors d’une magnifique soirée sur la plage à base de guitare, d’amour et de conneries que Mike rencontre Viktor Tsoï, futur leader du groupe Kino, venu pour lui montrer ses compos. Il n’a alors pas vraiment de groupe, ni de matériel d’ailleurs, mais Mike décèle du potentiel dans sa musique et le prend sous son aile. Mike va permettre à Viktor d’accéder à tout un monde musical.
Le film raconte cette relation fusionnelle qui a existé entre les leaders des groupes Zoopark et Kino, qui sont l’équivalent des Beatles en Russie.
Un dadaïsme soviétique
Ensemble, ils discutent lyrics, débattent autour de riffs, se partagent des disques de contrebande (comme Bowie ou Blondie … le Velvet Underground aussi, mais bon « Lou Reed est un peu arrogant »). Ils nouent une belle relation dans laquelle prime avant tout la musique, dans une émulation qui ne va pas sans rappeler la créativité-reine des dadaïstes. Elle passe avant même l’amour : dans un geste héroïque particulièrement beau, Mike va jusqu’à consentir à la relation entre sa femme Natalia et Viktor ; pour ne perdre ni l’un ni l’autre.
Une ode au post-punk russe.
Petit à petit, leurs différences artistiques s’affirment. Mike a la folie des grandeurs et semble hanté par la liberté dont jouissent ses idoles de l’Ouest. Viktor, au contraire, est plus minimaliste et semble en réalité s’être toujours senti libre. Le film se termine sur le concert de consécration de Kino, avec un Viktor tout maquillé, façon glam rock 80’s, plus sûr de lui que jamais. Il délivre du bon post-punk avec des accents new wave. Le film laisse planer l’idée que Kino plus que Zoopark a su proposer du rock de qualité proprement russe, émancipé du rock de l’Ouest.
Du rock en URSS, c’est possible ? Oui. Mais pas en enviant la liberté des punks occidentaux. A propos, le film est agrémenté de scènes de révolte punk « imaginaires », « fantasmées », où la culture punk d’Iggy Pop aux Talking Heads envahit l’URSS (certainement le souhait de Mike et de beaucoup de rockeurs). Et l’une des dernières scènes, la plus surréaliste d’entre elles, fait jouer le personnage qui se fait explicitement appelé « le punk ». Celui-ci passe littéralement à travers une toile de cinéma et arrive sur une plage. Il fait alors quelque chose comme sa dernière baignade et part rejoindre l’horizon. Est-ce un hasard, si Kino en russe signifie cinéma ? Le punk qui s’évanouit dans le cinéma, qui s’évanouit dans l’art … C’est le geste de Kino par rapport à Zoopark. Certainement à cause de la censure soviétique, le rock en Russie a bel et bien trouvé ses lettres de noblesses dans le post-punk. Et c’est Kino qui a ouvert la voie à cette scène qui brille encore aujourd’hui.
Un film qui parle de punk à la manière du rock progressif ?
Enfin, niveau réalisation, le film est sublime. Tourné dans un profond noir et blanc, seules les scènes imaginaires sont en couleurs, ce qui ajoute encore plus à leur aspect onirique. Et si on pourrait déplorer un côté « pas assez DIY », pas assez « punk » et au contraire trop « progressif », trop professionnel, intello, voire pompeux, comme l’ont fait certains, ça serait oublier l’impact proprement pop qu’ont eu ces deux groupes auprès de la jeunesse russe pendant, mais aussi après le communisme. Pour le reste, le film est une parfaite porte d’entrée populaire dans l’underground russe, et permet sa découverte par un public de tous bords qui, sans lui, seraient très certainement passés à côté de ces deux groupes de légende.
